Puisqu'il fait fort calme céans ces temps derniers, m'en vais vous conter une histoire. Un histoire dans laquelle tout, je dis bien tout, est rigoureusement authentique.
D'abord, plantage du décor :
L’histoire prend place un matin de printemps, dans une verte contrée encore frileusement blottie sous la brume de l‘aube, et qui n’attend que les premières lueurs du soleil pour s’étirer mollement sous les rayons bienfaiteurs. Pas de bol, ça se passe en Belgique, et le soleil ne se montrera pas avant encore deux mois. En attendant, gèle, paye ton mazout et garde le sourire : l’été sera pire !
Il pleut donc. Finement, insidieusement. On ne peut même pas appeler ça pleuvoir d’ailleurs… c’est plutôt l’humidité de l’air qui fait son jogging.
Une route asphaltée luit sous les gouttelettes. Il fait froid.
La tranquillité ambiante n’est troublée que par le doux frisottis de l’eau, sur le lac, et parfois par le cri narquois d’un col-vert, stupide bestiaux régalé par ce temps pourri.
Présentage des personnages ast’heure :
Le long de la route, remontant doucement la côte qui quitte le village, chemine un homme. A petits pas, mesurés, comme s’ils devaient être suivis par des millions d’autres.
Cet homme est gris. Uniformément gris : pantalon, veste, visage, et cheveux. Même ses yeux sont gris, vidés de toute étincelle de couleur ou de vie,… absents.
En y regardant de plus prêt, le doute s’efface : il s’agit effectivement d’un SDF, d’un clochard, d’un va-nu-pieds. Et pas n’importe lequel messeigneurs : un vrai ! Avec baluchon gris comme le reste, poches trouées, estomac vide et tout et tout. Son sens du détail a même été jusqu’à ce bidon de lessive vide qui lui sert de gourde, lorsqu’il trouve une source, et qui pend à une ficelle, sur son épaule.
Un vagabond quoi, directement issu du Moyen Age (ou d’une usine du borinage, plus probablement).
Au loin, le bruit mélodieux d’un moteur diesel se fait entendre, fermant leur bec aux cols-verts.
Il arrive dans le dos de l’homme, qui ne se retourne pas.
Dans les yeux des deux hommes qui arrivent à bord de ce véhicule confortablement chauffé, l’ahuri au bord du chemin représente le Suspect, l’Etranger, le sale type. Forcément, c’est leur métier !
Et ça ne rate pas :
-Bonjour monsieur, Police, ‘opapiersiouplai !
Toujours pas une étincelle dans les yeux de l’homme, qui dépose son barda à même la rosée et qui tend à l’agent une carte usée, sale, déchirée. Il n’y a plus guère de ressemblance entre la photo du jeune homme, sur la carte, et le débris d’être humain qui se tient devant eux.
Le dispatching crache sa réponse à la radio « inconnu ». Personne donc ne le recherche: ni les autorités judicaires, ni sa famille. Personne (si ce n’est, sûrement, un huissier quelconque, aux confins du pays).
Une ébauche de conversation s’engage, encore soupçonneuse de la part des pandores. Il apprend qu’il a dormi dans un grange, qu’il n’a plus de famille et qu’il parcourt le pays, sans but réel. Qu’il a fait des conneries aussi, « mais c’était il y a longtemps, hein m’sieur l’agent ». Il ne veut pas d’aide, refuse la cigarette tendue, ne veut pas être déposé dans une gare ni autre part.
Les policiers s’éloignent, prêts à remonter dans ce combi bien chauffé. Mais le regard du convoyeur s’attarde sur les chaussures du vagabond. Elles sont à son image : fines, sales, trouées. Il ne porte pas de chaussettes. Un orteil pointe.
« On n’est pas des sauvages quand même » pense le digne représentant de la Loi et de l‘Ordre. « Combien chaussez vous ? « 42 » répond l’homme. Et ce policier propose à l’homme de les accompagner vers son propre domicile, à quelques kilomètres. Il y a là une paire de bottines quasi neuves, portées deux ou trois semaines, à l’instruction. De solides bottines militaires, épaisses et résistantes. Le policier pense y glisser une grosse paire de chaussettes en laine, chaudes et confortables.
A cet instant, les yeux de l’homme s’allument. Elle y est, maintenant, cette petite étincelle de couleur qu’on n’y espérait plus !
L’homme ne veut pas déranger, s’excuse (quel comble !) remercie d’avance, monte à l’arrière du combi : l’affaire est entendue .
Mais subitement, sans aucune raison apparente, l’homme se désiste. Il refuse, veut sortir, ne veut pas d’ennuis. « Vous êtes sûr ?, c’est de bon coeur ». Mais l’homme ne veut pas. Il remercie encore mais semble pressé, remonte son baluchon sur l’épaule, attrape son bidon en plastique et reprend son chemin. Avec un signe de la main, quand même. Mais ses yeux sont redevenus gris.
Je n’ai jamais compris ce qui a empêché cet homme d’accepter mes chaussures. Peut être avait-il peur qu’on l’accuse de les avoir volées. Ou pensait il à un piège pour l’emmener en gaïolle ?
Je ne sais pas. Je continue pourtant à me demander quel système merdeux et pourri peut laminer ainsi un homme, au point qu’il refuse toute main tendue.
J’ai vieilli ce jour là…